"Régis Campo, composer un grand opéra aujourd’hui" propos recueillis par Maxime Kaprielian - resmusica.com le 23 septembre 2014




Régis Campo, composer un grand opéra aujourd’hui

Après la création de son premier opéra Les Quatre jumelles, Régis Campo revient au genre lyrique avec Quai Ouest, d’après Bernard-Marie Koltès. Passer du bouffe au tragique, de la petite à la grande forme, du théâtre musical au grand opéra, le compositeur marseillais nous raconte cette expérience quelques jours avant la création mondiale à Strasbourg dans le cadre du Festival Musica.



« J’ai le sentiment que cet opéra m’ouvre une nouvelle période créatrice »


ResMusica : Pourquoi vous-êtes vous inspiré d’une pièce de Bernard-Marie Koltès, et pourquoi spécifiquement Quai Ouest ?
Régis Campo : Marc Clémeur, directeur de l’Opéra national du Rhin, et Peter Theiler, directeur du Staatsoper de Nuremberg, m’ont proposé de composer un opéra d’après Koltès. Cette proposition est véritablement tombée du ciel, après Les Quatre jumelles je cherchais un livret. On m’a proposé pas mal de choses mais rien qui me convienne. J’avais laissé tomber l’idée d’un grand opéra, et cette proposition est venue.

RM : Mais pourquoi Koltès et pourquoi Quai Ouest ?
RC : Le projet est venu de Peter Theiler et du metteur en scène Kristian Frédric, qui ont demandé à François Koltès, le frère du dramaturge et son représentant moral, de faire un opéra d’après une de ses pièces. L’idéal était Quai Ouestpuisqu’on pouvait développer toute une dramaturgie avec ses sept personnages. La coïncidence a voulu que Jean-Christophe Saïs, le metteur en scène des Quatre jumelles, avait monté du Koltès. Il m’avait conseillé de m’inspirer de cet auteur.

RM : Quai Ouest se passe, comme son nom l’indique, sur un quai. On est dans une zone portuaire, les personnages, dont certains sont des immigrés en situation d’illégalité, se croisent. La ville n’est pas précisée, avez-vous pensé à Marseille ?
RC : Le lieu est cosmopolite où Koltès a voulu se faire rencontrer de personnages qui ne se seraient jamais rencontrés ailleurs, des rencontres improbables, comme celle entre Koch, un chef d’entreprise qui a détourné de l’argent, et un loubard. Koltès ne voulait pas l’associer à un endroit, mais Quai Ouest a vraiment existé, à New York, un lieu underground que l’auteur connaissait. Le lieu lui a donné l’idée de la pièce, comme si c’était le personnage principal. Cela me fait penser aux derniers films de David Lynch, dont les titres sont des lieux : Mullholland drive, Lost highway, etc.

RM : Lieu anonyme, personnages improbables, choses qui ne se disent pas, c’est Pelléas et Mélisande ! 
RC : On est très loin de Maeterlinck.

RM : Oui mais dans l’idée on se retrouve dans les mêmes rapports lieu/personnages et entre les personnages. L’empreinte de Debussy dans l’opéra français est énorme. Comment l’avez-vous évitée ?
RC : Il y a plusieurs dimensions. Beaucoup d’ironie, inexistante dans Pelléas. Koltès jugeait que le pire à faire dans Quai Ouestétait le sentimental et le sérieux. Il existe aussi une dimension sacrée, où les personnages, allégoriquement, vont vers leurs destins de façon quasi christique.

RM : Un livret d’opéra est nécessairement plus court qu’une pièce de théâtre. Il faut donc condenser et faire des choix. Qu’est-ce qui a été coupé, quels personnages ont été supprimés, sur quoi le librettiste a-t-il voulu se centrer ?
RC : La trame a été respectée, rien n’a été ajoutée, mais Kristian Frédric avec Florence Doublet ont découpé la pièce pour la transformer en opéra selon mes directives. Je souhaitais un septuor, un trio de femmes, etc. Il a fallu transformer le temps du théâtre à celui de l’opéra, donc condenser les longs monologues de Koltès en quelques phrases. Surtout il a fallu trouver sur une prosodie personnelle comment adapter le texte de Koltès sans emphase et sans sentimentalité.

RM : C’est paradoxal de refuser le pathos et le sentiment à l’opéra. De fait l’expression chantée ne peut pas être neutre.
RC : Koltès dit souvent que s’il faut voir de la passion, elle transparait d’elle-même. Je rajoute que ce n’est pas à la musique d’y pallier. La musique soutient les voix, représente le lieu. Cela ne l’empêche pas d’être lyrique et expressive sans être expressionniste. Quand Charles est tué à la fin par la kalachnikov, la musique ne va pas dramatiser le propos.

RM : Une sorte d’anti-Wagner.
RC : Il ne faut jamais écouter les compositeurs, car je me sens beaucoup d’affinités avec Wagner. La fin de La Walkyrie est une forme de transcendance, où le renoncement de Wotan enfermant Brunhilde derrière le rideau de flamme se fait sur une luxuriance orchestrale extraordinaire. J’ai voulu faire la même chose à la fin de Quai Ouest, la musique n’est pas en rapport avec l’esprit des personnages mais avec le lieu.

RM : On tente toujours de faire entrer les compositeurs dans des cases. Vous êtes inclassable car votre œuvre embrasse diverses esthétiques. Quai Ouest va être plutôt quoi, néoclassique ? post-sériel ? répétitif ?
RC : Ailleurs. Et ailleurs de mon parcours, tout en reprenant plusieurs éléments de mes œuvres. Une sorte d’écriture de synthèse. Je m’éloigne de toute forme de militantisme. J’ai essayé de trouver un ton nouveau avec de nouvelles bases, parfois en m’inspirant de l’immédiateté du langage cinématographique.

RM : Combien de temps s’est passé entre la commande et la création ?
RC : Trois ans, mais pas en continu. Le livret a été élaboré pendant un an et demi, de façon à transfigurer la pièce originale vers l’opéra. Et près de deux ans pour l’écriture, avec des mois avec très peu de choses et des moments de composition intense. Sans parler des retours en arrière, des esquisses jetées, etc.

RM : Vous avez parlé plus haut de septuor et de trio, reste-t-on dans le moule traditionnel de l’opéra à numéro ?
RC : On est plus proche du découpage cinématographique que de l’opéra à numéros. Certaines séquences sont très courtes, d’autres sont formées de sous-séquences. On passe parfois d’une scène à une autre comme par fondu-enchainé. Il n’y a pas d’actes qui structurent les scènes.

RM : Oui mais on reste sur une structure de grand opéra, avec des solistes de premier plan et un orchestre symphonique. A ce propos la nomenclature a-t-elle des particularités ?
RC : J’ai rajouté une guitare électrique, une guitare basse et des synthétiseurs. Les guitares accompagnent ce qui peut s’assimiler à un récitatif. Enfin les récitatifs sont proches du chant et inversement, comme chez Mozart.

RM : Avez-vous associé les chanteurs à votre écriture ?
RC : Bien sûr, j’ai vraiment écrit en fonction de la personnalité et de la voix de chaque chanteur. Paul Gay par exemple, le meilleur baryton-basse français de ma génération, qui a une vraie profondeur dans son travail avec le personnage. On a beaucoup parlé ensemble de son approche du rôle. Avec Marie-Ange Todorovitch on a ensemble beaucoup modifié la partition. Fabrice Di Falco, j’avais travaillé avec lui pour Les Quatre jumelles et je l’ai vu dans La Métamorphose de Michaël Levinas, et ainsi de suite.

RM : Travailler sur la grande forme vous donne-t-elle l’envie de recommencer ?
RC : Bien sûr ! J’ai le sentiment que cet opéra m’ouvre une nouvelle période créatrice.

RM : Quel livret ou quel sujet pour un prochain opéra ?
RC : Un sujet contemporain avec un auteur contemporain. Depuis plusieurs années je travaille avec de très grands chanteurs – j’avais composé Le Bestiaire pour Felicity Lott par exemple, sans arler de la distribution de Quai Ouest. Après Quai Ouest je pars à Montréal travailler avec Kent Nagano et Sumi Jo. J’aime écrire pour ces grandes voix qui ne sont pas familières avec la musique contemporaine.

RM : Quelles sont les créations à venir ?
RC : En novembre je recevrai le Prix Simone et Cino Del Duca, à cette occasion j’aurai une création sous la coupole de l’Académie des Beaux-arts par l’Orchestre Colonne dirigé par Laurent Petitgirard. C’est la première fois qu’on fait une création symphonique à l’Institut. En 2015 j’aurai aussi une création par TM+ et Laurent Cuniot. Et un disque monographique aussi qui vient de sortir et qui résume 20 ans de création.

propos recueillis par Maxime Kaprielian le 23 septembre 2014 

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